Les résultats des élections européennes font apparaître une demande de transformation écologique qui s’exprime différemment selon les pays. Alors qu’en Allemagne les écologistes veulent une transformation qui préserve le système productif allemand et ses avantages comparatifs, les écologistes français sont animés d’une vision décliniste ; et celle-ci risque de renforcer le biais antinucléaire qui s’est exprimé dans les dernières lois de programmation de la politique énergétique. Ce biais se double d’une négligence du potentiel de l’hydroélectricité dans notre pays et d’une extrême légèreté sur la question essentielle du contrôle technique et stratégique des barrages.

La question du contrôle des barrages se pose avec une grande acuité depuis une directive européenne de 2014 qui, d’une certaine façon, est venue percuter «accidentellement» une loi française de 1993. Une ordonnance de 2016 transposant la directive en droit français l’a surtransposée (c’est-à-dire a été au-delà des obligations que la directive réclamait, NDLR). Prenons les textes dans l’ordre. La loi de janvier 1993 sur la prévention de la corruption et la transparence des procédures publiques, dite loi Sapin, a voulu lutter contre la corruption en rendant obligatoire la mise en concurrence des concessions de service public. Louable intention, totalement adaptée au monde fermé d’il y a plus d’un quart de siècle. Michel Sapin envisageait vraisemblablement une concurrence essentiellement française pour des services publics de base. Mais, depuis, une directive de février 2014 prévoit, pour les concessions de service public, la mise en concurrence avec les entreprises non seulement européennes mais aussi du monde entier. Tant qu’il s’agit du réseau de bus d’une ville moyenne, c’est sans conséquence. Mais quand il s’agit d’une concession de gestion d’un aéroport ou d’un barrage électrique, ça l’est beaucoup moins si l’on laisse de côté le juridisme le plus étroit pour réfléchir en termes politique et stratégique.

La directive n’est pas seule responsable de cette situation ubuesque de dépendance vis-à-vis d’intérêts non européens. En effet, lors sa transposition en droit interne, la France aurait pu prévoir une exemption de l’ouverture des concessions qui sont cruciales sur le plan stratégique: soit au titre de la «réserve de sûreté» utilisée pour la gestion de l’eau qui alimente les populations ; soit au titre de l’«intérêt stratégique» pour la gestion de barrages qui déterminent la survie d’une région. Les deux notions sont admises par la Commission européenne. Les Allemands, lorsqu’ils ont transposé la directive en droit allemand, ont ainsi affirmé que la production, le transport et la distribution de l’eau sont exclus du champ de la mise en concurrence. Or, en France, l’ordonnance française du 29 janvier 2016, qui a transposé la directive de 2014, n’a même pas repris l’exclusion de l’eau du champ de mise en concurrence des concessions. Et les autorités françaises n’ont pas songé à obtenir une «réserve de sûreté» pour les concessions stratégiques.

Prenons un exemple. Le barrage de Serre-Ponçon est le barrage maître d’une série de barrages qui produisent de l’électricité sur le Verdon et la Durance, alimentent les canaux d’irrigation de la Provence, gèrent les débits d’eau pour remplir les nappes phréatiques qui permettent aux populations de boire (des millions de «vraies personnes» pour ceux qui l’ignorent à Paris) et contribuent au développement d’une économie touristique en amont et en aval des barrages. Est-on prêt à confier la gestion de cette série de barrages à des intérêts chinois, russes ou cubains? C’est ce qu’exige la directive européenne, telle qu’elle a été transposée en droit français, si ce sont les mieux-disants. Dans ce contexte, la Commission européenne nous met actuellement en demeure d’ouvrir la gestion de nos barrages à tous les intérêts qui veulent bien se présenter. La Commission peut arguer que c’est la loi Sapin de 1993 qui a ordonné la mise en concurrence de toutes les concessions et que les autorités françaises n’ont jamais songé à la défense de leurs intérêts stratégiques gérés dans le cadre de concessions. Mais évidemment, le contexte européen et mondial a changé.

Que faire ? D’abord et en urgence absolue, modifier la loi de 1993 en créant une catégorie de «concessions souveraines» qui échappent au processus de mise en concurrence. Ou qui, à tout le moins, le réserve à des sociétés membres de l’Union européenne ayant une expérience prouvée dans la gestion de bassins de production d’électricité et de gestion de l’eau à grande échelle et sur une très longue durée, et ayant des fonds propres d’au moins 10 milliards d’euros pour faire face aux risques encourus. Il faut également modifier l’ordonnance de 2016 de transposition de la directive de 2014 pour exclure la gestion de l’eau de la mise en concurrence comme le prévoit la directive, ce qui n’empêche pas de durcir le contrôle des concessions. Ensuite, veillons à la réciprocité: les sociétés non françaises devraient venir de pays européens ouvrant eux-mêmes à la concurrence la gestion de leurs ressources en eau et leurs barrages électriques, surtout pour les barrages existants.

Par ailleurs, il convient d’engager des investissements massifs dans l’énergie hydroélectrique que la France néglige depuis vingt ans par aveuglement idéologique. Les éoliennes terrestres sont un gouffre financier pour les finances publiques avec plus de 120 milliards d’euros d’engagements hors bilan d’achat d’électricité à un prix exorbitant pour une production intermittente. La Cour des comptes l’a souligné. L’énergie des barrages, elle, est disponible à la demande et représente les deux tiers de l’électricité renouvelable en France. Surtout, le potentiel de développement des barrages existants et les nouveaux équipements envisageables, sans aucun engagement financier pour l’État, permettraient d’augmenter cette production d’un quart, en commençant par changer les turbines des barrages existants. L’État et ses services bloquent ce renouvellement depuis plusieurs années tout en multipliant les déclarations en faveur de l’environnement.

Il est urgent de créer des «concessions souveraines» par une nouvelle loi, de relancer la production d’hydroélectricité et de gouverner la France en défendant ses intérêts vitaux.

Christian Saint-Étienne

Vice-président de la Fondation Concorde

 

Tribune publiée dans Le Figaro le 29/05/2019

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